
C’était une supérette de quartier. Elle avait sa clientèle d’habitués. Son personnel dévoué. Ginette à la caisse. François le chef de rayon, Hubert à logistique, Kevin, le fils de Ginette, en renfort le samedi. On comptait pas forcément ses heures. ça tournait gentiment, en famille. On appelait les clients par leur nom, on parlait de la pluie du beau temps. Kevin portait les sacs des mamies, ça ne s’appelait pas encore livraison à domicile. Juste on rendait service. On dépannait.
Et puis elle fut racheté. Par un jeune type moderne. Diplômé en gestion. Expert de la fusion acquisition, avec tableaux Excel et power points en couleurs. Fort de son immense savoir et de sa vaste expérience (il avait travaillé six mois dans une multinationale ) et après audit implacable, il transforma l’épicerie pépère en Start Up Commissions.

Question rentabilité, rationalisation, réduction des coûts, il en connaissait un rayon. Question rayon et réapprovisionnement, il connaissait que dalle. N’empêche très vite il appliqua ses méthodes apprises à HEC : la disruption !
Flux tendu des stocks ; employés en auto entreprise ; travailleurs détachés avec statut polonais ; sans papiers sous payés ; externalisation du service nettoyage ; comptabilité sous traitée en Tunisie ; caisses automatiques sans plus de présence humaine. Zéro grève.

Ouverture 24/24 -7/7. Drive in.

On créa des postes de chef de caisse manager, de responsable de com’ manager, d’intendant manager, d’achalandeur manager. On challengea, on boosta, on supervisa ; on fit du reporting, du fooding, du marketing ; On créa le prix du meilleur salarié du mois.

On mit le paquet sur le département sécurité, dirigé par un super méchant à casquette. Objectif zéro délit. Zéro chèque sans provisions. Une politique du chiffre avec prime à la clef. Tous suspects. Les vigiles suréquipés pistaient les clients à la trace. Vidéo surveillance. Tracking. Puces intégrées aux caddies.

On recruta un responsable commercial. On décida de cibler une autre clientèle. On vira les papys, on dégoûta les mamies, on instaura un système de livraison à domicile payant. On fit venir les denrées du bout du monde, des carottes pas chères, calibrées, qui faisaient deux fois le tour de la planète, des steaks 100% français, étiquetés en Guyane, hachés en Ukraine, du boeuf abattu en Corée, élevé en Argentine…

On fixa des objectifs toujours plus. Plus de croissance. Plus de dividendes. Plus de rendement. Plus de rentabilité. Plus d’heures de travail. Plus de profits. Plus de quantité. Le tout avec toujours moins. Moins de protections sociales. Moins d’hygiène. Moins de pertes. Moins de normes. moins de goûts. Moins de personnel. Moins de qualité.

On fit des promos. On cassa les prix. On vendit la baguette 20 centimes de moins que chez la concurrence avec moitié moins de farine dedans.

Et puis vint la crise et la rupture des stocks. Plus de livraisons. Plus de farine. Plus de PQ pour les grosses commissions. Plus de riz ni de pâtes. On fit les fonds de frigos. On épuisa les réserves. On trafiqua les dates de péremption. Plus rien à vendre et plus personne pour acheter. Ne restait qu’une palette de pizzas aux ananas surgelées dont personne ne voulait. Même à prix sacrifiés.
3 pizzas offertes pour une pizza achetée.

On continua malgré tout a verser des dividendes, à augmenter le salaire mirobolant du super chef PDG manager. On pilla la boutique en trois semaines, on plia le commerce en un mois.
La start up Nation mit la clef sous la porte.
Une illustration brillante et réussie de disruption pragmatique.
TGB