On est jamais aussi bien asservi que par soi-même

Il n’y a qu’une chose que les hommes préfèrent à la liberté, c’est l’esclavage : Dostoïevski

S’il est bien une dernière liberté accordée à l’esclave, c’est celle de mourir. De planter là son maître et de prendre congés.

C’est cette option morbide, mais finalement libératoire que les 60 suicidés de France Télécom Orange, par exemple, ont choisi comme ultime solution pour fuir leur condition. C’est en créant cette autre chaîne de solidarité mortifère qu’ils ont brisés les chaînes d’un esclavagisme moderne, ce terrorisme légalisé qui ne dit pas son nom, autrement appelé, management par la terreur.

C’est cette liberté extrême qui fait qu’au final, notre vie malgré toutes les aliénations, les dépendances et les asservissements, nous appartient encore, nous laisse encore comme ultime libre-arbitre le choix de notre mort.

Cette démission spectaculaire et radicale.

Ce dérisoire bras d’honneur.

Cette violence sociale retournée contre soi pour mieux s’en soustraire.

Sauf que, pour le système de production, cette liberté est encore de trop. Un luxe pour le salarié, une nuisance pour l’usine.

Car, non seulement l’acte désespéré du suicide nuit à l’image de marque de l’entreprise, freine la productivité, démoralise la masse laborieuse, mais surtout laisse à penser qu’il pourrait y avoir sous une forme ou une autre, une échappatoire envisageable et pourquoi pas pendant qu’on y est une émancipation possible.

Or on nous l’a dit, répété, asséné, gravé dans nos gènes : il n’est pas d’alternative possible. Il ne faut pas. Il ne doit pas. Et s’il est encore un débat illusoirement démocratique, ce n’est pas pour ou contre la mondialisation mais comment s’y adapter.

Il n’est donc pas question dans ce monde totalitaire d’hommes interchangeables au service exclusif des dividendes d’accepter qu’on s’y dérobe de quelque manière que ce soit et même pas en rêve.

Dans une société humaine, un tantinet civilisée, la souffrance évidemment serait prise en compte. On chercherait à connaître ce qui pousse un salarié à s’immoler par le feu, on en traquerait les causes, on réhumaniserait dare-dare la machine à réifier. Or dans une société barbare, telle que la notre, on pose des filets de sécurité pour dissuader les défenestrations. Ce ne sont pas les raisons du suicide qui gênent aux entournures mais bien ses effets. Ce qui se voit. On s’attaque aux conséquences, on occulte les causes.

On ne peut que les occulter puisqu’elles sont le fondement même du dispositif : le profit.

Ainsi en Chine, mais bientôt ici sûrement y’a pas de raison, les 800 000 employés de Foxconn, l’usine qui fabrique les iPad et autres iPhone d’Apple, sont obligés de signer une clause de non-suicide, c’est à dire de s’engager par contrat à ne pas attenter à leurs jours sous peine de ne laisser à leur famille que les indemnités légales minimum, à savoir des clopinettes.

En Chine donc, un salarié à aujourd’hui a moins de droit qu’un esclave.

Je ne suis pas certain, même en culpabilisant, que la moindre signature puisse dissuader le désespoir.

Pour dire même ça me paraît assez illusoire que de croire qu’on puisse rationaliser à ce point un acte intime, par essence même existentiel. Mais c’est assez significatif de la « gestion » de l’entreprise que de croire que son « matériel humain » puisse être autre chose qu’un outil intégré à une procédure iso quelque chose.

Dénier à l’individu sa propre autorité c’est lui ôter définitivement le droit d’exister. Accepter d’ appartenir à la machine avant même que de s’appartenir soi.

C’est sur cettre servitude volontaire qu’analyse brillamment le tout jeune Etienne de la Boétie, ce consentement à l’asservissement que se fonde les tyrannies bien plus que sur la puissance ou l’oppression. C’est sur ce renoncement à soi-même que parie la machine totalitaire, sur cette capacité au hamster de courir sur sa roue (ou son tapis roulant du gymnase club) sans se poser de questions en intégrant même le fait de n’avoir aucune porte de sortie et finir par trouver ça normal.

Il me paraît pourtant judicieux pour les RH d’ajouter une clause essentielle au contrat. Une clause de non butage de son boss, N+1, N+2, un de ces kapos du système marchandisé.

Parce que de la névrose tournée contre soi à la psychose tournée contre l’autre, il n’y qu’une simple rotation du flingue dans la main et qu’en termes de culture du résultat ça pourrait peut-être bien booster les objectifs.

Va savoir !

tgb

Publié par rueaffre2

TG.Bertin - formation de philo - consultant en com - chargé de cours à Paris 4 - Sorbonne - Auteur Dilettante, électron libre et mauvais esprit.

10 commentaires sur « On est jamais aussi bien asservi que par soi-même »

  1. Quelle brillante réflexion, bravo ! si seulement le monde en avait réellement conscience nous pourrions espérer une évolution positive des mentalités. Hélas, l’homme n’arrivera jamais à se défaire du joug du pouvoir de l’argent ! au XXIe siècle les chaînes ne s’appellent plus fers mais banques, crédits, consommation, profit ! pas vrai ?

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  2. @turandot – ce qu’il y a de bien avec l’Europe c’est qu’on est jamais déçu dans le pire
    @catherine – vrai ! mais aussi individuation – hédonisme – …
    @markhos – les « dépossédés » oui – le projet de notre monde plein d’avoir sans plus d’être – on imagine assez bien le résultat

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  3. Il est des mystères insondables , autant le totalitarisme rouge vif du communisme à la soviétique était une insuportable abomination aux yeux de nos vertueuses democraties occidentales.Autant le meme totalitarisme un peu rose décoloré de la Chine convertie à l’économie de marché carrément libérale devient « un détail de l’histoire » une particularité culturelle chinoise tout à fait acceptable voir meme rassurante pour le business.
    Mais, supériorité (en matiére d’humanisme) ou faiblesse du systeme soviétique, dans les goulags on pouvait disposer encore de son dernier bien en ce monde: sa propre vie.
    En Chine on peut etre l’heureux propriétaire d’un portable, d’une télé écran plat, voir d’une bagnole pour les plus aisés ,mais l’on ne posséde plus sa propre vie! bienvenue en enfer « les dépossédés ».

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  4. En dehors du sujet , pardon !
    Je voulais juste te souhaiter une jolie fête pour ton 500e : c’est après-demain , si ma mémoire ne me trahit pas .
    Je boirai un verre à ta santé , chez moi

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  5. Avant de me suicider (et même pas d’ailleurs ) y’en a d’autres qui auraient mordu la poussière avant moi et ça aurait fait plus de barouf .. tout ça me rend hargneuse vu que les suicidés , ils s’en foutent comme de leur premier e phone

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  6. si on ne peut même plus s’offrir une bonne petite « délectation morose » vu que c’est à peu prés tout ce qui nous reste

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