Rue Havre

 C’était il y a quelques années. Dans un de ces hôtels pour VRP, dans une de ces zones industrielles, dans un de ces lieux indéterminés. J’animais un stage.

C’était le soir. Un peu zombi. Vautré devant la télé. Télécommande à la main.

Ce moment-là est très précis dans ma mémoire. La piaule. Le décor. L’ambiance.

Et pourtant des piaules d’hôtels pour vrp dans des zones industrielles au lieu indéterminé, un peu zombi, j’en ai consommé pas mal.

C’est là, ce soir-là, que j’ai rencontré pour la première fois Aki Kaurismaki.

« L’homme sans passé »

Je me demandais ce que c’était que ce film OFNI, cet objet filmé non identifié. J’étais scotché. Happé. Collé à l’écran. Comme quoi la télé peut être un super outil culturel et pédagogique des fois.

Je n’avais jamais rien vu du Finlandais taiseux. A peine entendu parlé de ‘Leningrad Cowboys go America’. En plus, pour simplifier il avait un frangin, Mika, cinéaste aussi, et un confrère iranien dont le nom avait une consonance avoisinante : Kiarostami.

Ça n’arrangeait rien.

J’ai immédiatement flashé sur ce film à la beauté froide, poisseuse, à l’esthétique formelle, aux dialogues pas bavards, à la poésie sobre et burlesque, au pessimisme taquin qui n’appartient qu’à Kaurismaki.

Une scène : Le héros amnésique retrouve sa femme. Elle lui est devenue étrangère. Elle aime un autre homme. L’autre homme arrive. Ils se jaugent. Un geste. Ils sortent.

L’amant dit au héros : On se bat ? le héros dit : non !

L’affaire est pliée. L’homme sans passé repart pour une vie nouvelle.

Tout à l’économie de moyen. Minimal et d’une totale efficacité.

Alors évidemment j’étais le 21 décembre à la première séance du dernier film de Kaurismaki :

‘Le Havre’

Je me suis fais mon cadeau.

Conte humaniste, théâtralisé, fait d’anachronismes, de répliques simples et toujours ciselées. Fable sociale, à l’atmosphère surannée d’une étrange modernité ; mélange de Carné, d’Arletty, d’années 30, 50, 70, 2000, passées au shaker.

Ambiance expressionniste de port, de docks, de containers bariolés, de quartiers craignos, de bistrots pourris, de paumés élégants à la gueule cassée, de gens de peu à la diction étrange.

Et des acteurs en grâce, Wilms en Marcel Marx tout un programme, en raté raffiné, Daroussin, en inspecteur Javert au look Melvillien, et Kati Outinen, éternelle complice en Arletty distante, et Jean-Pierre Léaud, passé d’enfant frondeur à sale délateur d’enfant traqué (Blondin Miguel) comme le raccourci grinçant d’une génération, et Pierre Etaix, épatant, comme un hommage du clown blanc à l’auguste, et Little Bob dans le rôle de Little Bob remplissant de son gros rock qui tâche, les verres de blanc…

Un film mélancolique, à la nostalgie cadrée, au réalisme coquin, furieusement contemporain qui t’affûte le regard, t’aiguise les sens, qui te fait voir ensuite, au retour, les gens dans le métro, beaux autrement.

Kaurismäki, l’étranger d’Helsinki a dédié ‘le Havre’ à Claude Guéant.

« Il sait pourquoi », a-t-il précisé.

Après visionnage, les spectateurs aussi.

tgb

Publié par rueaffre2

TG.Bertin - formation de philo - consultant en com - chargé de cours à Paris 4 - Sorbonne - Auteur Dilettante, électron libre et mauvais esprit.

7 commentaires sur « Rue Havre »

  1. @ tgb
    j’étais passé te déposer un petit cadeau pour noël, le premier CD de mon pote Naqed, LE rappeur de Kénitra, mais tu m’as dribblé avec celui que tu me fais là, dont tu me vois émerveillé : en un temps deux mouvements, le film et le compte-rendu que tu en fais, les deux aussi magistralement fondus et si j’ose dire, déchaînés.
    d’ailleurs rien que pour Daroussin en Javert Melvilien, j’irai voir ce film à tout prix, même s’il fallait supplier msiou Guiène pour un visa alors que jusque-là, je frimais en proclamant à tous vents que je ne remettrais les pieds en France que sur invitation du Quai d’Orsay, pas moins… Dieu merci, il me reste la solution de briefer un pote qui a fait son trou dans l’import-export de films piratés, un charmant garçon malgré son dur métier et cinéphile par-dessus le marché.
    à part ça je te souhaite mon cher, pour 2012, le moins catastrophique des scenarii 😉

    J’aime

  2. bien aimable tout ça et ravi de te donner l’envie de ce Havre piraté ou pas – et moi de te souhaiter le meilleur tant qu’à faire.

    J’aime

  3. @ tgb
    tant qu’à faire quoi ? c’est Noël, tu pourrais en profiter pour suspendre l’aimable perfidie 😉
    moi je suis ravi de te voir aussi réactif à contre-commenter, ça me donne meilleure conscience pour aggraver mon cas de ce post-sriptum : je t’offre le CD mais tu viens le recevoir à Kénitra !

    J’aime

  4. @Bernard Langlois – mais c’est mieux filmé 🙂
    @Salvadorali – y’avait pas de perfidie juste une pirouette, peux pas m’en empêcher, tout p’tit déjà… – Pour Kénitra c’est pas gagné mais c’est noté.

    J’aime

Commentaires fermés

%d blogueurs aiment cette page :