Service public

Dans les années 90, j’ai travaillé comme consultant, près de 10 ans pour EDF.

Je partais le dimanche, je revenais le vendredi, je passais près d’une semaine en immersion totale dans un de ces centres de formation disséminés dans toute la France ; centres situés souvent dans des bleds improbables qui participaient largement à l’économie locale et que la privatisation rampante s’est empressée bien sûr de bazarder.

Moi avec.

Une semaine de boulot faisait mon salaire. J’en enquillais une dizaine par an, parfois plus.

C’est comme ça que j’ai croisé les types qui pilotaient des centrales nucléaires.

Des gaillards.

C’est comme ça que je les ai découvert, moi qui, de par mon parcours, n’aurait jamais eu la chance de les rencontrer.

Les plus anciens venaient de la marine, (dans une centrale nucléaire, en cas de pépin, mineur, majeur, le seul maître à bord est le boss. Le patron d’EDF peut dire blanc, le président de la république peut dire noir, la centrale est totalement autonome et c’est le directeur qui décide, un peu comme dans un navire) les autres, souvent fils de prolos et en tout cas toujours de milieu modeste, sans avoir forcément fait d’études étaient passés par l’école interne EDF. Un apprentissage exigeant et gratifiant, véritable ascenseur social. Ils avaient acquis un niveau d’ingénieur tout en refusant le statut de cadre par solidarité avec les autres salariés et par esprit de caste.

Je me souviens de cette grosse brute adorable qui me racontait comment, lorsqu’il avait débuté par hasard dans le métier ne sachant trop quoi foutre de ses dix doigts et de son BEP, son chef le suppliait de rameuter des copains à lui, tant la main d’œuvre et les vocations étaient rares.

C’étaient les balbutiements de l’aventure nucléaire, qui allait pourtant devenir le summum du prestige technologique français quelques années plus tard et à peu prés la seule chose d’exportable.

Ces pilotes de centrale, étaient considérés comme des seigneurs et vraiment , ils l’ étaient.

Des seigneurs parce que lorsque vous avez entre les mains la puissance inouïe d’une centrale nucléaire, piloter un airbus A 380 à côté c’est comme enfourcher une mobylette.

Des seigneurs, parce qu’ils représentaient l’aristocratie de la maison, étaient admirés, jalousés, craints, reconnus et super bien payés, d’autant qu’ils étaient hyper compétents et parfaitement irremplaçables.

Tous de la CGT, unis dans un esprit de corps renforcé par les nuits de quarts, par le confinement, par les responsabilités et les risques démesurés, ils leur suffisaient de bouger le petit doigt pour que les primes tombent, jusqu’à les indigner parfois, tant ils avaient le sentiment d’être privilégiés, rapport aux autres.

Mais fallait par les faire chier.

Ils me racontaient, entre deux histoires de cul, les séquestrations de cadres, les combats syndicaux et la solidarité fraternelle qui leur faisaient se retrousser les manches dès qu’un collègue avait un coup dur, dès que la boutique était en danger, dès que la situation était tendue, dès que le statut était contesté, dès que l’atome se faisait capricieux.

L’électricité devait passer et elle passerait.

Et parfois c’était chaud.

C’était chaud, comme cette nuit du 27 décembre 99 au Blayais, où la tempête Martin provoqua une brusque montée des eaux de l’estuaire de la Gironde et inonda une partie de la centrale. L’incident avait été classé au niveau 2 sur l’échelle INES, mais d’après les gars, on était passé, près, très prés de l’accident majeur.

Dans cette France exemplaire où on a tout prévu, où le désastre ne peut arriver qu’aux autres, où même un attentat kamikaze par Boing interposé n’ébrècherait pas le dôme protecteur d’un réacteur (et où pourtant 20 cm de neige à Paris en décembre suffit à foutre une pagaille noire), une météo, un peu exceptionnelle avait faillit conduire au pire des scénario catastrophes.

Ils restaient discrets sur la chose, mais à leurs silences et à leurs regards on sentait qu’ils avaient pris une sacrée dose d’angoisse cette nuit là et pas mal de cheveux blancs.

Sinon c’étaient de sacrés fêtards. On se marrait bien. On picolait bien aussi. C’étaient de grandes gueules, tendres  et attachants. Ils se lâchaient d’autant que ça ne rigolait pas sur poste. C’était un boulot d’ascète, de moine soldat. La moindre erreur humaine pouvait avoir d’énormes conséquences.

En ce temps là, à EDF, avant le temps de la sous-traitance, de la réduction des coûts, du temps où on parlait encore d’usagers et non de clients, on ne plaisantait pas avec l’accident du travail. Le compteur Geiger chassait la moindre dose d’irradiation et on se retrouvait arrêté pour moins que ça.

Une vraie famille oui. Avec de sacrées valeurs : l’intérêt général, le sens de l’état, la mission publique, la péréquation et la fraternité.

Le contraire à peu prés de l’atome sarkosien.

Non, fallait pas les faire chier, ils connaissaient leurs droits, mais ils seraient morts à leurs poste, « ces feignasses de fonctionnaires » au cœur du réacteur en fusion en faisant leur devoir pour sauver les femmes et les gosses.

Comme ceux de Tchernobyl.

C’est en pensant à eux que je pense aujourd’hui aux pilotes de la centrale de Fukushima, leurs frères, qui, à cet instant même se sacrifient.

Une autre forme d’immolation moderne sans doute.

tgb

Publié par rueaffre2

TG.Bertin - formation de philo - consultant en com - chargé de cours à Paris 4 - Sorbonne - Auteur Dilettante, électron libre et mauvais esprit.

10 commentaires sur « Service public »

  1. émouvant témoignage que j’ai déja aprtagé. pas de démagogie sur le sujet, une contribution utile au débat. Bravo. j’en suis encore tout retourné…

    J’aime

  2. Vraiment intéressant.
    Si loin des clichés, en même temps j’adore les témoignages, la vie réelle, le vécu. Le quotidien. La sueur, les combats contre l’adversité. Le concret. les soucis, la chaleur humaine, les coups de gueule… Y a que ça de vrai finalement !
    Bravo tgb. Superbe billet.

    J’aime

  3. Ouaip, je les ai rencontrés en stage dans les années 74/75, j’étais dans la royale, c’est exactement ça .
    Bel hommage.

    J’aime

  4. Pas mal,
    un bel éloge du Socialisme si je lis un poil entre les lignes… ça fustige un peu les idées reçues quoique (quand à un élément mineur, Martin ne le fut pas tant que ça tout de même). Pas d’angélisme ni de nihilisme. Du brut!
    En tout cas merci pour eux, et pour nous petits fonctionnaires de l’ombre qui avont encore un peu la foi

    J’aime

  5. on peut lire entre les lignes oui…d’accord martin ça a soufflé assez fort mais puisqu’on nous dit qu’on a tout prévu…
    et par définition le tout prévu c’est assez ambitieux

    J’aime

Commentaires fermés

%d blogueurs aiment cette page :