Evaluation, piège à con

En Grande Bretagne des professeurs payés au mérite.

En tant que formateur, façon triviale, ou consultant, façon distinguée, cela fait plus de 20 ans qu’à chaque intervention, je suis évalué par mes stagiaires ou mes étudiants. ça se matérialise sous forme de notes, sur 5, 10, ou 20, avec des + des – ou des =, selon les raffinements d’usage, sans omettre les commentaires plus ou moins pertinents.

A chaud, à froid.

Depuis le temps, ces fiches d’évaluation, si je ne les bazardais pas au fur et à mesure, pourraient largement tapisser le loft que je n’ai pas, bien qu’elles soient de plus en plus informatisées et virtuelles aujourd’hui et donc verrouillées.

Ça paraît évidemment plein de bon sens d’évaluer l’intervenant, de valider son savoir faire, d’estimer son travail, sauf qu’il n’y a rien de plus pervers en fait et de plus contre-productif au final.

Ainsi, depuis plus de 20 ans toute ma pédagogie est biaisée par ce seul objectif : ramener de bonnes évaluations et donc conserver mon job et mon salaire. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs, le jour ou « les acheteurs » ces arriérés mentaux qui considèrent qu’il est plus rentable de mettre 12 participants là où on en mettait 8 se mêlent de l’affaire, de dégager du jeu des appels d’offre au nom du moins disant, du moins coûtant, dans cet esprit si fin de compétitivité ambiante.

Le fait d’être évalué systématiquement induit nécessairement la séduction, la flatterie, une obligation de popularité qui n’a en fait rien à voir avec la compétence ou l’art d’enseigner ; la prime allant à l’intervenant cool et sympa, plutôt qu’au prof savant et didactique. Bref, l’objectif de la bonne évaluation se substituant totalement à la pédagogie.

C’est un peu comme ces candidats aux élections à la présence indiscutable, au charme et charisme avérés, visiblement doués pour la comm et la démagogie, qui, en définitive, font de piètres gouvernants, fonction pour laquelle ils n’ont pas le moindre talent.

Ainsi donc, la culture du résultat ou du chiffre dont on nous rabat les oreilles comme panacée universelle de l’efficacité et de la performance est une monumentale connerie.

Une connerie parce qu’elle traduit tout dans une vision comptable, comme si les effets d’une pédagogie active notamment en « développement personnel » devait être forcément quantifiée. J’ai vu un responsable de formation dont c’était le boulot, faire des stats sur 1 stage de 3 participants tout à sa vision « reporting » et son goût immodéré du « benchmark ».

Une connerie parce qu’elle pousse indubitablement à la triche, au trucage, au maquillage, à la pression psychologique sur les apprenants, à une forme de manipulation, à tout un jeu d’influence empirique afin « d’acheter » le résultat ou de le rectifier.

Une connerie parce qu’elle dévoie fondamentalement le rapport de confiance, la déontologie, et cette conscience professionnelle dont font preuve la plupart des enseignants considérant la transmission de savoir comme un acte fondateur et admirable. Se mettre dans une obligation de résultats, c’est nier précisément toute l’alchimie de l’enseignement et toute la subtilité de la maïeutique. La déception étant une composante vitale de la pédagogie.

Sauf que ce boulot passionnant est suffisamment éprouvant, à la merci du premier pervers narcissique venu pour ne pas avoir la tentation de neutraliser tout impondérable. Oui ce job est suffisamment cruel, parfois destructeur, pour ne pas tendre à vouloir tout contrôler et imposer. Inutile donc de nous y encourager.

Ce que l’on dit chez les parapentistes, pas de bons pilotes, que de vieux pilotes, on peut le dire aussi de tout enseignant tant la discipline est féroce : pas de bons profs que de vieux profs : ceux qui n’ont pas pétés les plombs.

Ainsi donc, dans cette politique à court terme du tout quantitatif et selon quelques brillants abrutis qui n’ont jamais enseigné de leur vie, pourrions nous payer les profs au mérite.

Mais de quel mérite parlons nous ? et selon quels critères ?

Un travail d’émancipation de l’élève, lui donnant l’esprit critique, les conditions pour apprendre à apprendre, en développant sa curiosité, des structures mentales pour appréhender le monde et le mettre en perspective, les bases d’une culture générale pour un jour penser avec sa tête plutôt qu’avec celle des autres ou au contraire pour en faire une bête à concours, pour bien le calibrer à la norme Gattaz, taillable et corvéable à merci, dans la doxa d’entreprise et la soumission à l’ordre dominant ?

Une tête bien pleine quantifiable ou une tête bien faite difficilement mesurable ?

Un esprit sain dans un corps sain ou dans un corset ?

Car il n’existe aucun critère objectif, tout critère participant forcément à une forme idéologique, productiviste ou humaniste, libératrice ou aliénante. Cadrer les cadres, maîtriser la maîtrise, requinquer les quinquas…

Là où l’enseignement ne demande que bienveillance, doublée d’exigence, quitte à déranger, bousculer, pousser dans l’inconfort, n’y exercer au final ses talents que pour plaire et complaire est l’assurance de l’anti pédagogie formatée sur mesure.

Le seul mérite pour un enseignant est de faire le pari de l’intelligence de l’élève et de le gagner, pas de l’avoir satisfait façon branlette.

Fort de ce principe, je ne me commets jamais au grand jamais dans quelque évaluation que ce soit. rapport à quelque service bien ou mal rendu. J’en connais trop les effets pervers et la duplicité.

J’en connais trop les limites et l’arnaque.

tgb

Publié par rueaffre2

TG.Bertin - formation de philo - consultant en com - chargé de cours à Paris 4 - Sorbonne - Auteur Dilettante, électron libre et mauvais esprit.

8 commentaires sur « Evaluation, piège à con »

  1. Supprimons le service public et réduisons les prestations sociales au minimum, puisque le secteur privé est le seul créateur et dispensateur de richesse dans ce pays, on ne devrait donc pas faire la différence.

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  2. Irais-tu jusqu’à dire que la jeune prof incompétente avec corsage bien échancré donnant sur rondeurs bonnets C va obtenir de meilleures notes qu’une demi-vieille très compétente devant un auditoire mâle ?

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  3. Mon fils, animateur culturel (surtout culturel), côtoie chaque jour des profs : il m’a fait le constat que ces personnages, passés directement du côté élève au côté enseignant, sans jamais voir « ailleurs », ont un côté puéril. Lui, il a bossé en usine plusieurs années, il a vu autre chose.
    Est-ce un hasard si les gamines et les gamins en difficulté se tournent vers lui naturellement ? Lui, ne leur donne pas de notes, il n’est pas jugé sur leurs résultats chiffrés, il est seulement très heureux quand, repassant dans le coin, ces gamins devenus étudiants tiennent à venir le saluer.

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